Il m'arrive, après des années, des dizaines d'années, des vingtaines d'années, de rencontrer des gens que je connaissais bien: des amis d'enfance, des anciennes maîtresses, mes ex- professeurs, d'anciens amis ou...d'anciens ennemis. Je prends un malin plaisir à contempler leurs visages tel un expert scrutant, dans les détails les plus infimes, une scène de crime, ou tel un architecte qui examine à la loupe un vestige romain. En effet, dans un laps de temps très infime, des fractions de seconde, le temps que mes yeux croisent ceux de ma "retrouvaille", je fais un travail énorme de maître: j'observe, sélectionne et analyse les composantes du visage qui est en face de moi...plus particulièrement, j'essaye de repérer, d'identifier et de quantifier l'oeuvre de la Main du Temps, sur ce visage! Et croyez- moi, le résultat n'est ni enchanteur, ni encourageant mais...profondément philosophique.
Effectivement, j'apprends, à chaque fois, et chaque fois à mon corps défendant, que le Temps a métamorphosé les visages de mes anciennes connaissances...Et, à chaque fois, cela me fait énormément peur. Des cheveux qui sont tombés ou en voie de chute(s'ils ne sont pas blanches, ou à la rigueur grises), ...des peaux rapetissées, ratatinées,...des yeux rabougris, creux et creusés,... des paupières recroquevillées,...des fronts plissés,... des lèvres déséchées,...des joues fanées, rapetissés, flétries, des mentons fanés, réduits au minumum, réduits à un os déséché...Bref, le spectacle n'est pas rose...Un spectacle apeurant, terrifiant, écoeurant...d'autant plus que souvent, ces visages appartiennet à des gens qui trônaient sur leurs beautés pareils à des Césars sempiternels et que les ravages du Temps, ennemis invisibles, ont détrônés, lentemenet mais sûrement, tels une eau traversant un roc, pendant de longues époques: l'érosion se fait sur des millénaires peut- être!
Il m'arrive, parfois, de ne pas reconnaître du tout quelqu'un qui fut pourtant très proche de moi pendant des dizaines d'années...Il m'arrive, en effet, que quelqu'un m'arrête, dans la rue, en affichant une expression vague et indignée: "Ne m'as- tu pas reconnu?"a-t-il l'air de dire. Mais moi, je reste bouche bée. D'abord, parce que je ne l'ai pas reconnu en effet, mais surtout, parce que devant le désastre que le Temps a produit sur ce visage, je perds mes mots, je perds la notion du Temps et de l'Espace et je me fige durant des secondes, métamorphosé en pierre, par la main sorcière et perfide du Temps.
Et...je désire fuir, m'en aller, disparaître, en laissant le bras de mon ancienne connaissance-- qui se demande pourquoi je ne l'ai pas reconnue--, eh bien, en laissant ce bras suspendu en l'air, tel celui d'une statue dans un parc public...Tant pis si je passerai pour un impoli mais j'ai hâte de quitter les lieux. Je me précipite, dans la foulée, vers une ruelle mal éclairée où je prendrai le temps de respirer et de lécher mes blessures. La raison en est que, le visage vieilli de mon ex- ami, m'a donné le vertige, la nausée, le dégoût. Pourquoi?...parce que...dans son visage...je voyais... le mien.