Il était content d'avoir acheté une voiture. Il était content mais aussi un peu inquiet: conduire est une responsabilité énorme. Tant de vies en dépendent. N'entendait-il pas chaque jour des choses terribles: des chiffres exponentiels de tués sur la route? Ne voyait-il pas des spectacles macabres produits, mis en scène et réalisés par la mauvaise conduite? N'avait-il pas des membres de la famille, des amis, des connaissances que la route a broyés, mutilés ou affligés? Décidément, conduire relevait d'un acte de guerre ou de...philosophie. C'est pourquoi, il avait choisir de conduire prudemment...Qui va piano va sano!
Lors de son essai en ville de sa voiture, il était calme, posé, grave et appliqué, tel un cosmonaute lors du compte à rebours final ou un juge avant de prononcer une condamnation à mort. Il suivait à la lettre les instructions qu'on lui a inculqués, pareil à un soldat au front. Il roulait en calculant chaque manoeuvre, chaque geste, chaque changement de vitesse, chaque regard dans le rétroviseur, chaque virage, chaque ligne droite...Obectif en vue: rentrer chez lui sain et sauf et...idem pour les autres automobilistes. Cible en vue: l'immeuble où il travaillait. Estimation d'arrivée: vu le trafic...estimation inconnue.
Il écoutait une musique calme et mâchait du chwing-gum. Il tenait au volant fermement comme un chef d'Etat tient les commandes de son pays. Il souriait: il était grisé par un sentiment de puissance...Une puissance ficale de six chevaux.
Seulement, à peine avait-il parcouru quelques dizaines de mètres que son calme fut troublé: les gens conduisaient comme s'ils étaient dans une course...sans règlement. Ca klaxonnait. Ca criait. Ca doublait à droite. Ca ne respectait pas la priorité. Ca conduisait en parlant au portable, en fumant, en buvant, en mangeant. Ca gesticulait. Ca stationnait n'importe où et n'importe quand. Ca freinait sans crier gare. Ca bloquait le circulation pour draguer. Ca stationnait en deuxième position pour prendre un verre. Ca mettait sur ses genoux un bébé de deux ans tout en conduisant. Ca mettait entre ses cuisses la tête du passager du devant pour une raison que le Code de la route ne mentionnait pas. Ca conduisait en applaudissant. Ca descendait de sa voiture alors qu'il était toujours en marche....Bref, un cirque, un bordel, un asile de fous. Lui, il continuait à appliquer les...instructions qui stipulaient qu'il fallait garder son calme en toute circonstance.
Il faisait de son mieux....Non pas pour garder son calme car il s'en foutait à présent mais pour ramener sa voiture au bercail sans dégâts. Il avait l'impression qu'on avait lâché tous les fous de la ville, d'un coup, sur la route, juste pour lui faire passer une dernière épreuve avant de lui attribuer le vrai permis...Bref, comme dans les émissions de télé-réalité.
Il avait maintenant le net sentiment qu'il dérangeait par sa conduite..."dictée par le manuel". Les automobilistes lui jetaient des regards crus, durs, énervés. Les plus indulgents d'entre eux se penchaient, avec curiosité, pour le dévisager en lui adressant un petit sourire plein d'un doux reproche...Le prenaient-ils pour un Anglais qui roulait à gauche à l'Etranger?
Brusquement, dans cette ville hors- la- loi, il fut pris par un sentiment d'humiliation. Ce sentiment s'est métamorphosé en colère lorsqu'une voiture de police qui n'avait ni le gyrophare ni la sirène actionnés brûla un feu rouge et failli le frapper de plein fouet. Alors, il décida de jouer le jeu...
Il avait bien aperçu un "STOP" à l'intersection. Il a jeté un regard machinal et bref pour être sûr que la voie était libre et il avait passé la deuxième vitesse et s'était engagé sur la voie, sans marquer un arrêt net-- comme le stipulait le manuel. D'ailleurs, personne ne faisait comme le manuel...même pas la police. Alors...
Seulement voilà, quelques mètres plus loin, un agent de police, bien rasé, bien en forme, les bottes cirées, l'uniforme neuf et la cravate bien ajustée-- comme un mannequin qu'on avait posé là juste pour lui, tellement il avait l'air trop beau pour être réel -- lui intima l'ordre de se ranger à droite. Il murmura entre les dents un juron grossier en espérant que ce policier faisait partie d'un jeu...Une sorte de caméra cachée que ses collègues lui auraient montée.