Il était content, joyeux, ne cherchant aucunement à dissimuler son allégresse. Il avait l'air d'un enfant célébrant l'arrivée d'un...nouveau jouet. Justement, lui, il se frottait les mains d'exultation: ce jour- là, à 10h, il ferait un cours... pas ordinaire. Il utiliserait un ordinateur et un appareil de data show. Ses élèves en seraient ébahis, ils n'en reviendraient pas. Il avait passé des semaines à s'entraîner là-dessus, il avait même invité des inspecteurs, le proviseur, le censeur et des professeurs...avant-gardistes, partisans de "l'audiovisuel en classe", farouches opposants des méthodes classiques notamment "la craie et le tableau noir". Ils disaient, l'air goguenard, que cette dernière méthode ferait mieux d'être un titre d' une fable de la fontaine, à l'instar du"corbeau et le renard"...
Justement, tous ces professeurs regardaient les objets de cette nouvelle méthode" ordinateur et data show" avec religion...comme si'ils étaient en présence du Messie. En face d'eux, un ordinateur dernier cri et un data show révolutionnaire prenaient place sur le podium, le bureau du professeur avant-gardiste. On aurait dit une arme sophistiquée. L'ambiance était enivrante. Il ne manquait que les photographes pour immortaliser cet instant.
Les élèves firent leur entrée. Ils étaient sages et très respectueux, plus qu'à l'ordinaire. Ils jetaient, en entrant, des regards admiratifs mais craintifs à ce mariage d'appareils. Ils avaient le sentiment d'être dans un laboratoire militaire. Ils se sont installés dans un silence clérical. L'obscurité quasi-totale faisait de cette classe un drôle de temple. Ils regardaient avec respect leur professeur, qui tiendrait dans un instant, les rênes de ces deux animaux mythiques, et les ferait envoler, vers le Pays des Merveilles de l'Audio- Visuel...Bref, tous les ingrédients du sacré, du mythique, du merveilleux étaient là, il ne manquait que la présence des dieux grecs et romains...
Le professeur avait délibérement omis d'inviter son collègue, le professeur d'à-côté, qui était...trop réactionnaire et trop classique. Celui-ci n'avait pas réagi à ce manque de tact de son collègue avant-gardiste. Ainsi les deux professeurs entamaient en même temps leurs cours, à 10 h de matin , dans deux salles voisines. Notre homme était secondé de ses deux machines et de ses supporters: professeurs, inspecteurs, proviseur et censeur. L'autre professeur avait pour seules armes son tableau noir et sa craie...Et la course commença.
Quand on entendait de la salle voisine le professeur qui s'égosillait, qui écrivait sur le tableau, qui l'effaçait, qui l'ajustait..., eh bien,dans la salle...avant-gardiste, les deux machines faisaient tout le travail. On aurait dit une salle de cinéma. Le professeur, qui passait de temps en temps ses doigts sur ses moustaches en signe de fatuité et de virilité savante, ne faisait que...déplacer le curseur...et le monde féérique se déroulait devant les yeux des élèves comme un tapis rouge se déroulant devant un président d'Etat...
Il était évident que la classe avant-gardiste était la plus ...baignée dans le savoir, dans la technologie, dans le progrès. Et si les élèves suivaient, comme sous l'hypnose, le cours imagé de leur professeur progressiste,eh bien le staff pédagogique présent hôchait la tête, en signe d'approbation: Sacré professeur! où a-t-il déniché ce stratagème technologique? Décidément, nous ferons comme lui. Ca nous évitera de nous salir les mains à cause de cette foutue craie et de nous égosiller comme si nous étions des crieurs publics et non des cadres. Sacré professeur!
Soudain, une coupure d'électricité mit fin à cette ambiance merveilleuse. C'était une sorte d'atterrissage en catastrophe, alors que tous les indicateurs signalaient une navigation exemplaire et alors que le pilote automatique remplissait excellement sa fonction. Ainsi, le professeur moustachu sursauta comme piqué par un scorpion, l'assistance fut pris de court et les élèves chutèrent rapidement et sans qu'ils en soit avertis du grand monde féérique vers le monde réél: un silence total, deux machines neutralisés , une obscurité gênante et...un professeur pétrifié qui avait tout prévu sur sa fiche pédagogique sauf cette maudite coupure d'électricité. Du coup, il regardait son Titanic sombrer sans qu'il pût faire quoi que ce soit, même pas sauver sa peau...
On entendit, à la salle voisine, la craie flirtant avec le tableau et la voix doctorale de l'autre professeur résonner en un naturel dolby system. Les élèvent eurent une nostalgie pour cet home- cinéma rudimentaire...qui continuait de fonctionner malgré la défaillance électrique.