Il était très content. Il ressentait une allegresse religieuse. Il était dans un état second. Il avait passé toute la matinée scotché à son miroir pour se faire beau, tel une lycéenne.N'avait-il pas un rendez-vous ce soir-là avec sa bien-aimée? Et surtout, sa bien- aimée ne lui avait-elle pas déclaré qu'elle lui réserverait une SURPRISE ce soir- là? Allons donc, il y avait de quoi être heureux, mais surtout très fier.
Il prit, devant le miroir, un air très sûr de lui, il prit la pose d'un coq désiré par toutes les poules du village. Il appliqua de l'after shave sur ses joues fraîchement rasées, passa un coup de peigne sur ses cheveux, jeta un coup d'oeil consciencieux au miroir pour vérifier qu'il était bien présentable et fila au rendez- vous...
Il venait de toucher son salaire. Il avait dans la poche de son veston une bague qui lui a coûté la moitié du salaire et qu'il comptait la lui offrir ce soir-là, au café. Justement, ce"café" qu'ils allaient prendre lui coûterait l'autre moitié du salaire. Mais, il n'était pas inquiet pour autant. Sinon, le proverbe"vivre d'amour et d'eau fraîche" n'aurait aucun sens. Quant au propriétaire de son studio, eh bien, il pouvait toujours attendre. L'amour passe en priorité, juste comme l'ambulance...
En marchant, il se posait mille questions: quelle surprise allait-elle lui faire? Un cadeau? Un mot d'amour? Un câlin? Ou enfin sa réponse à ses demandes réitérées de mariage?...Ou même peut- être qu'elle lui dirait:"Veux-tu bien m'épouser,bébé?". Rien ne le surprenait de la part d'une femme et puis...n'est-il pas beau,sexy,ayant un statut professionnel de stagiaire certes, mais dans une grande entreprise de Paris. Une entreprise imposante qui vous fait un effet bizarre lorsque vous passez à côté: un mélange de respect, de peur, de confiance, de rêve et... d'envie. Et puis, il serait titulaire dans un mois. Qui refuserait un mari pareil? Une folle ou...une lesbienne. Mais aussi: les femmes ne lui disaient-elles pas...comment dire...ah oui, qu'"il avait du chien"? Il se rengorgea: il l'aurait cette fille. Il se voyait déjà entrain de la posséder. Il eut une légère érection. Il s'est laissé aller pour quelques secondes comme sous l'effet d'un alcool puissant puis il se ressaisit: soyons sérieux. Allons, pas de précipitation, chaque chose en son temps...
Elle était déjà là-bas. A la terrasse du café. Il jeta un regard à sa montre: il était pourtant en avance, lui.. Il sourit: c'est une preuve d'amour. Elle était au rendez- vous bien avant lui. Oh! Ces femmes! Toujours impatientes. Il eut, soudain, une moue de mépris: ce sont les femmes pourtant qui arrivaient au rendez- vous un peu en retard,pour...avoir le plaisir de se faire attendre. Alors que celle-là...Il chassa rapidement de son visage cette moue réprobatrice comme un enfant qui efface, d'un revers de la main et en une seconde, les traces de confiture sur son visage, pour ne pas être pris en flagrant délit par sa mère.Il sourit et avança vers elle. Putain! qu'elle était rayonnante!...
Ils étaient là- bas depuis une bonne demi- heure. Lui, il tâtait de temps en temps la poche de son veston pour s'assurer que la bague logée dans son coffret était toujours-là. Il attendait le moment opportun pour la lui offrir. Mais il s'attendait à ce qu'elle lui révélât la surprise qu'elle lui avait promise. Il prit l'attitude de l'enfant qui s'attend, impatiemment, à ce que le magicien sorte un lapin de son chapeau noir. Ses yeux étaient donc rivés aux lèvres de sa Belle. Des lèvres belles, charnues, généreuses et bien tracées, sans parler du rouge à lèvres qui leur donnait l'aspect d'une pomme qui vous invite à la croquer. Il imagina ces lèvres appliquées sur les siennes, puis sur son cou, puis sur son torse, puis sur son nombril, puis...Il secoua sa tête comme pour chasser ses images qu'il aimerait pourtant tant visualiser...à l'infini. Il reprit sa position d'élève accroché aux lèvres de sa maîtresse, se demandant ce que ces lèvres allaient lui annoncer comme surprise: des perles ou...des crapauds?....
Elle daigna enfin ouvrir cette jolie bouche choyée pour annoncer un:"Tu m'as tant manqué!". Il ferma les yeux de plaisir comme s'il avait atteint l'orgasme...qui fut vite remplacé par la sensation...douloureuse d'une piqûre de scorpion! Sa Belle s'adressait à quelqu'un d'autre qui venait juste d'arriver et qui se tenait juste derrière lui. Elle ajouta sur un ton câlin:"Je savais que tu viendrais!" et couronna le tout par un baiser sans équivoque et une étreinte qui se passait de tout commentaire prodigués au nouveau venu. Puis, elle l'invita à une autre table en se laissant prendre par la taille:" Viens par- là. Nous y serons plus tranquilles"...
Notre héros, la Bête,--quand il y a une Belle il faut une Bête-- demeura pétrifié à sa table. Ne pouvant même pas respirer. Bref, il s'est momifié, devenant du coup, un élément du décor de ce café où l'on fait de mauvaises surprises à des gens trop ambitieux.